« Le grand philosophe est celui dont les
générations successives portent, pour ainsi dire, le discours sur
leur personne. Le platonicisme, le cartésianisme, l'idéalisme et les
impératifs moraux de Kant, l'historicisme de Hegel et de Marx,
l'existentialisme selon Kierkegaard et Nietzsche ont été des modes
de vie, des paysages de mouvement public et privé, pour
d'innombrables hommes et femmes entièrement dénués de toute
éducation philosophique formelle et de tout intérêt spécialisé.
Le débat philosophique entre platoniciens, entre thomistes et
cartésiens, entre positivistes logiques et heideggeriens, sartriens
ou vitalistes bergsoniens, sont des éléments significatifs de
l'identité politique ou générationnelle. A l'heure actuelle, bon
nombre de mes étudiants ont les Écrits de prison de
Gramsci dans leur poche gauche ; bon nombre ont Résistance
et soumission, les écrits de
prison de Bonhoeffer, dans leur poche droite (les deux livres étant
dialectiquement apparentés). Les meilleurs auront les deux. C'est le
« livre dans la poche » qui compte, cette manière
d'épouser un texte, d'en faire un élément radical et crucial de
l'élan privé comme de l'attitude sociale. C'est la conviction
socratique qu'une communauté d'hommes rationnels est une communauté
pénétrée de discussion philosophique explicite, et que la pensée
abstraite est le vrai moteur de la vie vécue. Sur la scène
américaine, cette conviction est « académique » en un
sens que j'espère rendre utilement discutable. George
Steiner « Passions impunies »
Gallimard p
270.
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