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samedi 21 octobre 2017

Samedi 21 octobre 2017
La société est-elle fracturée ?
Qu’est-ce qu’une fracture ? En médecine les choses sont claires : une fracture, c’est un os brisé ou fêlé. En géologie, la fracture désigne une ligne de faille profonde dans la couche terrestre c’est là que surviennent les éruptions volcaniques et tremblement de terre. En Sciences sociales, les définitions sont moins claires. La notion de « fracture sociale » est aussi descriptive que polémique, aussi sociologique que politique.
En 1994, le démographe Emmanuel Todd a lancé l’alerte sur l’existence d’une « fracture sociale » entre la France des classes populaires et celle des élites éduquées. Le candidat Jacques Chirac s’en est emparé pour en faire un slogan de campagne présidentielle. Ce qui lui a réussi pour son élection.
Vingt ans plus tard, le géographe Christophe Guilluy brandit de nouveau l’idée de « fractures françaises », message relayé par des politiques de tout bord qui exploitent le filon de la coupure entre « la France d’en haut » et « la France d’en bas ». Entre temps, d’autres avaient parlé aussi de fracture numérique ou de fractures générationnelles…
Mais si la France est ainsi fracturée en bloc, où la ligne de faille se situe-t-elle vraiment ? Y a-t-il une frontière nette entre la France des grandes villes et celle des périphéries ? Entre la France d’en bas et celle d’en haut ? La France du milieu s’est-elle volatilisée ?
Et pourquoi ne pas mettre en relief d’autres clivages qui supplantent les bonnes vieilles classes sociales ; le clivage entre jeunes et vieux, génération Y contre séniors : mais dans ce cas, quid de ceux qui balancent entre deux âges ? Et qu’en est-il des autres divisions ? Entre les protégés et les précaires ? entre les hommes et les femmes ? Entre juifs, catholiques, protestants, musulmans, bouddhistes et indifférents ?
En forçant ou le non le trait, on peut diviser la France en deux, en trois, en dix ou même en cent petits microcosmes, le tout formant un écosystème diversifié. La facilité avec laquelle on peut penser d’une représentation à l’autre de la société s’explique en partie par l’ambiguïté des mots : on prend volontiers une différence pour une inégalité pour un clivage, un clivage pour une fracture. Et les mots véhiculent des visions de la société, de ses tensions et menaces
Pourtant, il est des inégalités profondes qui ne génèrent aucune fracture : les stars du foot gagnent des sommes faramineuses sans que s’émeuvent la majorité des supporters qui gagnent de 20 à 100 fois moins. Inversement, il est des gens très proches socialement qui se déchirent et se fracturent : c’est le lot commun dans les familles politiques ou même au sein des fratries.
Au cours du dernier demi-siècle, l’histoire de la France s’est déchirée à plusieurs reprises : en 1968, la jeunesse a entrainé une France contre une autre France, révolution contre tradition. En 1983, des millions de gens sont descendus dans la rue pour défendre l’école privée, en 1995, d’autres se sont mobilisés contre les lois Juppé. Mais les plus grands rassemblements publics de l’histoire récente furent des manifestations d’unité : en juillet 1998, pour célébrer la coupe du monde de football, et en janvier 2015, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, quand 4 millions de Français se sont resserrés dans les rues.
Alors finalement la France, combien de divisions ? Tout dépend de la grille de lecture adoptée, mais aussi des circonstances. Parfois, la France se déchire et dévoile des fractures inattendues, parfois elle se recompose autour de valeurs communes et laisse entrevoir une unité tout aussi imprévue.

Jean-François Dortier Editorial du n° 297 de « Sciences humaines » de novembre 2017

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