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jeudi 8 mai 2014

L'homme étant par nature, à leurs yeux, un animal politique, les Grecs n'avaient nul besoin, pour penser la société, de l'idée de contrat social. mais sous le nom d'aidos, ils plaçaient la restriction de l'estime de soi-même au fondement de ce que nous appelons aujourd'hui le vivre-ensemble. L'aidos,c'est la réserve, la modestie, la pudeur qui naissent, en nous, de l'intériorisation du regard des autres. A l'enfant encore alogique, l'aidos permet de recevoir l'empreinte de la  de la transmission et d'accéder ainsi au logos. Comme le montre Solange Vergnières dans un très beau commentaire d'Aristote: "L'enfant qui a le sens de la pudeur n'est pas seulement l'esclave de ses convoitises et de ses peurs, il se situe dans l'orbe (surface circulaire) de la société des hommes, il est soucieux de l'image visible qu'il donne de lui-même et c'est pourquoi il écoute ce qu'on lui dit."
On trouve un répondant juif de cette disposition respectueuse dans la pensée rabbinique de l'étude. "Sans crainte, point de sagesse" Alain Finkielkraut L'identité malheureuse Stock p. 192

La modernité qui est l'âge de l'autonomie, c'est-à-dire du courage de penser par soi-même, n'en a pas pour autant fini avec la maxime des sages. Les Modernes ne sont plus des craignant-Dieu, mais sans crainte, point de culture. On absorbe modestement et pieusement les œuvres du patrimoine. Ces œuvres en imposent. Nos maîtres, nos pères, nos devanciers en font l'éloge et nous leur faisons confiance. Qu'est-ce qu'un classique, en effet? C'est un livre dont l'aura est antérieure à la lecture. Nous n'avons pas peur qu'il nous déçoive mais que nous le décevions en n'étant pas à la hauteur. Nous admirons avant de comprendre et, si nous comprenons c'est parce que l'admiration a tenu bon et forcé tous les obstacles. L'a priori, en l’occurrence, n'est pas un préjugé, c'est une condition de l'intelligence. Ainsi s'opère la transmission de la culture, ainsi découvre-t-on l'Enéide, Le Roi Lear  ou  A la recherche du temps perdu.
Cette crainte à laquelle les Temps modernes avaient su faire une place est aujourd'hui caduque. Et l'éducation, pour la première fois de son histoire, ne peut plus compter sur l'aidos. Alors que le narrateur de L'irrévolution se plaignait d'avoir des élèves "fort propres, fort polis et fort convenables" qui se levaient de leurs sièges quand il entrait dans la classe et qui l'appelaient "Monsieur", c'est la plainte ou, plus exactement, la stupeur inverse qui se fait entendre de toutes parts. je citerai trois exemples. Aymeric Patricot, Autoportrait du professeur en territoire difficile: "Trente enfants qui ne craignent pas l'autorité parce qu'ils ne savent tout simplement pas ce que  c'est. Trente enfants dont le plus grand plaisir est la provocation, l'agressivité, le chahut. [...] Comment voulez-vous les tenir lorsqu'ils bavardent en chœur et qu'ils refusent de répondre aux injonctions mêmes discrètes autrement que par des formules aussi lapidaires que "Lâche-moi" pour les plus distinguées." Iannis Roder,  Tableau noir. La défaite de l'école: "Liée au dynamisme, la spontanéité est mise en avant comme une qualité. Oui, ils sont difficiles, mais ils sont dynamiques et spontanés. Ce cliché de la  spontanéité doit être  également interrogé." En effet, observe le professeur, après l'abolition de la censure, ce n'est pas la créativité de chacun qui triomphe, c'est l'impudeur de tous: " Monsieur, j'ai envie de faire caca", "j'ai la diarrhée, il faut que j'aille aux toilettes". Cette absence de retenue est complétée par une absence de hiérarchisation non seulement dans le langage mais aussi dans le rapport humain. On s'adresse à son prof comme on s'adresse à ses copains. Tout le monde est placé au même niveau de langue comme les niveaux de langue sont inconnus." Mara Goyet, enfin, Tombeau pour le collège: "Parfois les cours ressemblent à des sortes d'orgies physiologiques: manger, aller aux toilettes, prendre une sucette, aller à l'infirmerie, se balancer, être affalé sur sa chaise, renifler, tousser, bâiller, parfois péter, parler, commenter: "Tiens, un avion ; eh j'ai plus d'encre ; on a français à 14 heures ; où j'ai mis mon crayon ?", sentir, toucher. Le corps, ce grand oublié des chaises sagement assises et silencieuses, revient au galop. Cette propension à mâcher, sucer, cracher, déglutir, parler est terriblement troublante à observer."
Il y a des élèves, on l'a vu, qui refusent d'étudier  Tartuffe et qui se sentent outragés par l'histoire quand celle-ci ose se faire nationale. Un autre phénomène est ici à l'oeuvre plus inquiétant encore car, à la fois, plus élémentaire et plus fondamental: la disparition de l'aidos et la grande invasion des corps. L'aidos s'efface, les corps se lâchent. Ce phénomène est certes paroxystique dans les quartiers "sensibles", mais il n'est pas cantonné. Mara Goyet, qui a été mutée dans le centre de Paris après avoir enseigné quinze ans en banlieue que là aussi le bavardage est un fléau qu'il faut endiguer sans cesse. D'où le titre démoralisant du livre qu'elle a tiré de sa dernière expérience en date:  Collège brutal. "Chacun le sait, écrit-elle, c'est de notoriété publique, ça fuit de partout."  Alain Finkielkraut L'identité malheureuse Stock p. 193

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