Bien que tu saches parfaitement que le pays ne peut
continuer à vivre que par l'élevage, et que cela exige des
aménagements et des modernisations, tu regrettes tout ce qui éloigne
le lieu, ce lieu unique, à tes yeux concentrés de toutes les
splendeurs, tout comme un être pour qui on éprouve une passion
exclusive, d'un hypothétique état originel qui est évidemment
celui de ton enfance.Tu réprouves les routes nouvelles, les tunnels
en tôles qui fleurissent partout, les énormes étables en parpaing,
les chemins ouverts au bulldozer qui font disparaître les vieux
sentiers pierreux, les éoliennes qui industrialisent les grands
horizons solitaires des hauteurs, peut-être les derniers vrais déserts de France, les toitures en fibrociment, les plantations
d'épicéas en rangs serrés qui défigurent les montagnes. Tu
regrettes les vieux murs qu'on a arrachés, qui autrefois bordaient
toutes les routes et tous les chemins, tu regrettes les arbres
coupés, les vieilles maisons paysannes rasées, l'eau pure des
fontaines gâtées par la chimie agricole, tu regrettes les morts,
tous les morts, les bonnes vieilles semblables aux fées des contes
de Perrault, les valets rudes et taiseux, les pauvres gens qui
savaient vivre. Tu regrettes les fenaisons qui regroupaient familles
et voisins, vieilles et enfant râtelant derrière le tracteur, les
bottes montées et déchargées à la main, le coup de pinard,, la
joie, les rires et les concours de force, tout cela remplacé par la
morne solitude dans la cabine fermée des gros tracteurs où un homme
seul s'emmerde avec la radio pour seule compagne.Pierre
Jourde « La
première pierre» Gallimard
p 134.
Le
hameau se compose de quelques dizaine de bâtisses serrées les unes
contre les autres. Huit foyers, cinq familles presque toutes
apparentées. Autour, rien, des bois, des montagnes. La première
boutique est à vingt minutes de voiture. Trois ou quatre maisons
d'estivants, originaires du village en grande majorité. La route
s'achève là. Tout le monde se croise plusieurs fois par jour aux
mêmes endroits, se retrouve devant la camionnette du boulanger deux
fois par semaine, voit de ses fenêtres celles des autres, de son
jardin ceux des autres. Chacun sait qui fait quoi, où sont les
troupeaux du voisin. On ne peut pas imaginer vies plus visibles de
tous que dans ses lieux perdus. L'isolement et l'anonymat y sont
impossibles. Pour préserver l'intimité, le secret s'avère une
nécessité. Il est presque impossible de le garder, on sait bien
qu'il va filtrer. Alors on pratique la fiction du secret : on
fait comme si les choses demeuraient cachées, on déploie le théâtre
de l'intimité préservé. L'important est que la fiction
perdure.Pierre
Jourde « La première pierre»
Gallimard p
142..
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