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dimanche 15 septembre 2013


Bien que tu saches parfaitement que le pays ne peut continuer à vivre que par l'élevage, et que cela exige des aménagements et des modernisations, tu regrettes tout ce qui éloigne le lieu, ce lieu unique, à tes yeux concentrés de toutes les splendeurs, tout comme un être pour qui on éprouve une passion exclusive, d'un hypothétique état originel qui est évidemment celui de ton enfance.Tu réprouves les routes nouvelles, les tunnels en tôles qui fleurissent partout, les énormes étables en parpaing, les chemins ouverts au bulldozer qui font disparaître les vieux sentiers pierreux, les éoliennes qui industrialisent les grands horizons solitaires des hauteurs, peut-être les derniers vrais déserts de France, les toitures en fibrociment, les plantations d'épicéas en rangs serrés qui défigurent les montagnes. Tu regrettes les vieux murs qu'on a arrachés, qui autrefois bordaient toutes les routes et tous les chemins, tu regrettes les arbres coupés, les vieilles maisons paysannes rasées, l'eau pure des fontaines gâtées par la chimie agricole, tu regrettes les morts, tous les morts, les bonnes vieilles semblables aux fées des contes de Perrault, les valets rudes et taiseux, les pauvres gens qui savaient vivre. Tu regrettes les fenaisons qui regroupaient familles et voisins, vieilles et enfant râtelant derrière le tracteur, les bottes montées et déchargées à la main, le coup de pinard,, la joie, les rires et les concours de force, tout cela remplacé par la morne solitude dans la cabine fermée des gros tracteurs où un homme seul s'emmerde avec la radio pour seule compagne.Pierre Jourde « La première pierre» Gallimard p 134.
Le hameau se compose de quelques dizaine de bâtisses serrées les unes contre les autres. Huit foyers, cinq familles presque toutes apparentées. Autour, rien, des bois, des montagnes. La première boutique est à vingt minutes de voiture. Trois ou quatre maisons d'estivants, originaires du village en grande majorité. La route s'achève là. Tout le monde se croise plusieurs fois par jour aux mêmes endroits, se retrouve devant la camionnette du boulanger deux fois par semaine, voit de ses fenêtres celles des autres, de son jardin ceux des autres. Chacun sait qui fait quoi, où sont les troupeaux du voisin. On ne peut pas imaginer vies plus visibles de tous que dans ses lieux perdus. L'isolement et l'anonymat y sont impossibles. Pour préserver l'intimité, le secret s'avère une nécessité. Il est presque impossible de le garder, on sait bien qu'il va filtrer. Alors on pratique la fiction du secret : on fait comme si les choses demeuraient cachées, on déploie le théâtre de l'intimité préservé. L'important est que la fiction perdure.Pierre Jourde « La première pierre» Gallimard p 142..

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