En 1974, Oswald Baudot (substitut du procureur de la république à
Marseille, fondateur du Syndicat de la magistrature s’adresse à
de jeunes magistrats en ces termes :
« Vous
voilà installés et chapitrés. Permettez-moi de vous haranguer à
mon tour, afin de corriger quelques-unes des choses qui vous ont été
dites et de vous en faire en tendre d’inédites.
En entrant dans la magistrature, vous êtes devenus des
fonctionnaires d’un rang modeste. Gardez-vous de vous griser des
honneurs, feint ou réel, qu’on vous témoigne. Ne vous haussez pas
le col. Ne vous gargarisez pas des mots « troisième pouvoir »,
de « peuple français », de « gardien des libertés
publiques », etc. On vous a doté d’un pouvoir médiocre :
celui de mettre en prison. On ne vous le donne que par qu’il est
généralement inoffensif. Quand vous infligerez cinq ans de prison
au voleur de bicyclette, vous ne dérangerez personne. Évitez
d’abuser de ce pouvoir.
Ne
croyez pas que vous serez d’autant plus considérables que vous
serez terribles. Ne croyez pas que vous allez, nouveaux saints
Georges, vaincre l’hydre de la délinquance par une répression
impitoyable. Si la répression était efficace, il y a longtemps
qu’elle aurait réussi. Si elle est inule, comme je crois,
n’entreprenez pas de faire carrière en vous payant la tête des
autres. Ne comptez pas sur la prison par années ni par mois, mais
par minutes et par secondes, tout comme si vous deviez la subir
vous-mêmes
Il
est vrai que vous entrez dans une profession où l’on vous
demandera souvent d’avoir du caractère mais où l’on entend
seulement par là que vous soyez impitoyables aux misérables. Lâches
envers leurs supérieurs, intransigeants envers leurs inférieurs,
telle est l’ordinaire conduite des hommes. Tâchez d’éviter cet
écueil. On rend la justice impunément : n’en abusez pas.
Dans vos fonctions, ne faites pas un cas exagéré de la loi et
méprisez généralement les coutumes, les circulaires, les décrets
et la jurisprudence. Il vous appartient d’être plus sages que la
Cour de cassation, si l’occasion s’en présente. La justice n’est
pas une vérité arrêtée en 1810. C’est une création
perpétuelle. Elle sera ce que vous la ferez. N’attendez pas le feu
vert du ministre ou du législateur ou des réformes, toujours
envisagées. Réformez vous-mêmes. Consultez le bon sens, l’équité ;
l’amour du prochain plutôt que l’autorité ou la tradition.
La
loi s’interprète. Elle dira ce que vous voulez qu’elle dise.
Sans y changer un iota, on peut, avec les plus solides « attendus »du
monde, donner raison à l’un ou à l’autre, acquitter ou
condamner au maximum de la peine. Par conséquent, que la loi ne vous
serve pas d’alibi.
D’ailleurs, vous constaterez qu’au rebours des principes qu’elle
affiche, la justice applique extensivement les lois répressives et
restrictivement les lois libérales. Agissez tout au contraire.
Respectez la règle du jeu lorsqu’elle vous bride. Soyez beaux
joueurs, soyez généreux : ce sera une nouveauté !
Ne
vous contentez pas de faire votre métier. Vous verrez vite que pour
être un peu utile, vous devez sortir des sentiers battus. Tout ce
que vous ferez de bien, vous le ferez en plus. Qu’on le veuille ou
non, vous avez un rôle social à jouer. Vous êtes des assistantes
sociales. Vous ne décidez pas que sur le papier. Vous tranchez dans
le vif. Ne fermez pas vos cœurs à la souffrance ni vos oreilles aux
cris.
Ne
soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que viennent à eux
les petits procès. Ne soyez pas les arbitres indifférents au-dessus
de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des
tâches plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que
de cultiver cette orchidée, la science juridique.
Ne
soyez pas victime de vos préjugés de classe, religieux, politique
ou moraux. Ne croyez pas que la société soit in tangible,
l’inégalité et l’injustice inévitables, la raison et la
volonté humaine incapables d’y rien changer.
Ne
croyez pas qu’un homme soit coupable d’être ce qu’il est ni
qu’il dépende que de lui d’être autrement. Autrement dit, ne le
jugez pas. Ne condamnez pas l’alcoolique. L’alcoolisme, que la
médecine ne sait pas guérir, n’est pas une excuse légale mais
c’est une circonstance atténuante. Parce que vous êtes instruits,
ne méprisez pas l’illettré. Ne jetez pas la pierre à la paresse,
vous qui ne travaillez pas de vos mains. Soyez indulgents au reste
des hommes. N’ajoutez pas à leurs souffrances. Ne soyez pas de
ceux qui augmentent la somme des souffrances.
Soyez partiaux. Pour maintenir la balance entre le fort et le faible,
le riche et le pauvre, qui ne pèsent pas d’un même poids, il faut
que vous la fassiez un peu pencher d’un côté. C’est la
tradition capétienne. Examinez, toujours où sont le fort et le
faible, qui ne se confondent pas nécessairement avec le délinquant
et sa victime. Ayez un préjugé favorable pour la femme contre le
mari, pour l’enfant contre le père, pour le débiteur contre le
créancier, pour l’ouvrier contre le patron, pour l’écrasé
contre la compagnie d’assurance de l’écraseur, pour le malade
contre la sécurité sociale, pour le voleur contre la police, pour
le plaideur contre la justice.
Ayez un dernier mérite : pardonnez ce sermon sur la montagne à
votre collègue dévoué.
Voir aussi sur Wikipédia : « le mur des cons »