A propos de la puissance de l’abstraction
égalitaire et de cette nécessité inscrite chez Tocqueville de modérer la
démocratie, je voudrais évoquer les réflexions de James sur l’enfance. Dans La
scène américaine, livre de voyage à travers les Etats-Unis, James constate
que les enfants sont devenus omniprésents et il les définit comme des « petits
démocrates endiablés par la démocratie ». Dans une nouvelle magnifique, Le
Point de vue, qui constitue une sorte de réflexion polyphonique parce qu’épistolaire
sur les rapports entre Europe et Amérique, on trouve la lettre d’une certaine
Miss Sturdy. Elle dit ceci : « La jeunesse nous dévore. Il n’y en a
que pour la jeunesse en Amérique. Ce pays est fait pour la génération montante,
tout est organisé pour elle. Elle a détruit toute société. Les gens parlent de
la jeunesse, la considèrent, la respectent, s’inclinent devant elle. Elle est
partout, et partout où elle est, c’est la fin de tout le reste. Elle est
souvent superbe, on prend merveilleusement soin de son physique, elle est
brossée et récurée, elle porte des vêtements hygiéniques, elle va toutes les
semaines chez le dentiste. Mais les petits garçons vous donnent des coups de
pied dans les jambes et les petites filles sont prêtes à vous flanquer des
gifles. Il y a une énorme littérature qui leur est exclusivement adressée, où
les coups de pied dans les tibias et les gifles dans le visage sont hautement
recommandés. En tant que femme de cinquante ans, je proteste : je tiens à
être jugée par mes pairs. C’est trop tard cependant, car plusieurs millions de
petits pieds s’occupent activement de taper le sol pour interrompre la
conversation, et je ne vois pas comment ils pourraient manque de finir par la
contrôler. L’avenir leur appartient, la maturité sera manifestement de plus en
plus dévalorisée. Longfellow a écrit un charmant petit poème intitulé L’Heure
des enfants, mais il aurait pu l’appeler Le siècle des enfants. Et je ne parle pas seulement des petits enfants,
je parle de tout ce qui a moins de vingt ans ». Mona Ozouf, Pour rendre la vie plus légère,
p.67, Stock.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire