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jeudi 9 juin 2016

La cuisine de l’humain.
L’intelligence est-elle innée ou acquise ?
L’identité sexuelle -garçon ou fille- et-elle une question de nature ou de culture ? Et la violence : c’est dans les gènes ou dans l’éducation ? Et la dépression ou l’autisme ? Depuis un siècle, les sciences humaines débattent de la part respective de la nature et de la culture, de l’instinct ou de l’intelligence dans la fabrication d’un être humain. A force de débattre et de s’affronter entre camps hostiles, de bons esprits ont fini par se dire : il doit tout de même y avoir une façon de dépasser le clivage ! C’est ainsi qu’est née une position de compromis que l’on peut appeler la « théorie de la superposition ».
L’être humain serait constitué de deux couches superposées : une couche de nature et une couche de culture.
Nous serions comparables à une tarte aux pommes ou aux cerises. A la base, il y a la nature (la pâte) qui forme un socle solide d’un mélange de gènes, d’hormones, de neurones, etc. : c’est le corps. Au-dessus, se trouverait donc la couche de culture -éducation, langage, apprentissage, normes, expériences, etc. Ces cultures sont aussi diversifiées que les fruits et légumes. Selon que vous soyez nés ici ou là, la culture fait de vous une tarte à l’abricot, aux pommes, ou à l’oignon ou au poireau. Vous voyez ce que je veux dire ? L’être humain est ainsi fait : une pâte naturelle en dessous, une couche de culture par-dessus. J’ai longtemps vu les choses ainsi. Avant d’admettre qu’il était impossible de répondre précisément à certaines questions. Par exemple : quelle est la proportion exacte de nature et de culture pour expliquer l’intelligence, l’identité sexuelle, la violence, la dépression ou l’autisme ? Car en pâtisserie comme en sciences humaines, les proportions comptent. Elles font toute la différence. De plus, la théorie de la superposition suppose que l’on puisse clairement distinguer les deux couches : nature et culture, instinct et intelligence, inné et acquis, etc. A priori, l’une relève des sciences de la nature, l’autre des sciences humaines. Chacun son territoire et les idées reçues seront bien gardées. Or, tout porte à croire que les choses ne fonctionnent pas ainsi. Les découvertes récentes relatives à la plasticité cérébrale, l’épigenèse, la coévolution, exposées dans ce dossier, montrent que la nature (gènes, hormones, neurones, synapses et neuromédiateurs) ne forme pas une pâte isolée de la couche de surface. Les circuits cérébraux se forgent en partie au contact du monde, ils sont imprégnés d’histoire et d’expérience ; les gènes s’activent ou non selon le milieu dans lequel ils sont plongés. Inversement, la culture ne forme pas une couche déposée sur une nature universelle : elle prend racine et se mélange au terreau naturel qui la supporte. Au final, l’être humain n’est pas une tarte pas plus qu’un mille-feuille ou un tiramisu, construit en couches superposées : nous ressemblons plutôt à un clafoutis où tous les ingrédients sont amalgamés.
Nature et culture s’interpénètrent, les circuits biologiques se forgent et s’enlacent avec les réseaux culturels, ce qui a des conséquences épistémologiques redoutables. La distinction entre sciences humaines et sciences de la nature, ne peut se faire sur la base d’un simple partage des tâches (à toi la nature, à moi la culture). Pour comprendre l’être humain, ses désirs, son intelligence, ses conduites, on ne peut isoler les neurones de leur environnement et, inversement, on ne peut séparer son évolution biologique de sa niche culturelle. Nous sommes tous des clafoutis !

Jean-François Dortier. Sciences Humaines n° 281. Mai 2016

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