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jeudi 23 juillet 2015

La littérature aide-t-elle à vivre?
Ils ouvrent un espace imaginaire, nous transportent, nous apaisent et peuvent aller parfois jusqu'à nous transformer. D'où vient le pouvoir étonnant des romans?

Un article d'Héloïse Lhérété paru dans le n° 273 d'août-septembre 2015 de Sciences Humaines.

La littérature est "une ambulance qui fonce dans la nuit pour sauver quelqu'un", écrit la romancière Régine Detambel, dans les livres prennent soin de vous (2015). elle est parfaitement inutile, affirmait Claude Roy: "Sa seule utilité est qu'elle aide à vivre."
La littérature ne se contente pas d'inventer des personnages et des univers. Certains livres pénètrent notre intimité, s'y installent durablement et semblent révéler à nous même. Ces livres-là ne sont pas toujours les plus bienveillants: ils peuvent s'avérer forts, violents. Certains sont comme "une hache pour casser la mer gelée en nous" disait Franck Kafka. Ils ne nous tendent pas toujours un miroir favorable, et nous laissent parfois avec plus de questions que de réponses.Et pourtant, ils nous aident. Ils ont le pouvoir de nous apaiser, de nous relier aux autres vivants, d'infléchir notre regard sur nous-même et sur le monde. Mais comment agissent-ils?
Ouvrons au hasard une nouvelle, Le joueur d'échecs de Stéfan Zweig,  à la première page: "  Sur le grand paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos Aires, régnait le va-et-vient habituel du dernier moment." En quelques secondes, me voici projeté sur le pont-promenade au début des années 1940, avec New York en arrière-plan. dans une minute va surgir l'antipathique Czentovic, le champion mondial des échecs, avec "sa tignasse blonde" et ses "yeux qu'on croyait endormis et indifférents sous leurs lourdes paupières". Je vais prendre à mon compte le "je" qui l'observe, me décentrer, sentir ce narrateur vivre, agir, penser "en moi". Encore quelques pages et je vivrai mentalement une partie d'échecs, approcherai de près le précipice de la folie. Des images mentales vont m'assaillir. Certaines provoquées par le récit, comme cette tignasse ou cet équipier. D'autres, assez mystérieuses, venant d'ailleurs: d'où viennent par exemple ce veston brun un peu froissé, ces sourcils broussailleux, ces jambes croisées, ce verre à whisky, que je vois, mais qui ne sont pourtant pas dans le texte?

Une éducation sensible
La littérature ouvre d’abord - c'est son effet le plus évident - un espace personnel. Un espace et un moment à soi, intimes,non pas hors du monde, mais à côté, à l'écart de son tumulte et de ses influences, où l'on peut rêver, penser, tirer des fils, tisser des liens. Pascal Quignard a cette belle expression: en lisant, on est "seul chez son livre".  Jean-Louis Fabiani et Fabienne  Soldini ont  d'ailleurs observé qu'en prison, la lecture  permettait aux détenus de reconstituer un espace privé, tandis que "la télévision pourrait bien en signaler l'impossibilité radicale (1)
Parce qu’elle libère l'imaginaire, on a  cru longtemps que la lecture de fictions littéraires coupait du monde. Jean-Paul Sartre soutenait ainsi que l'imaginaire ne pouvait surgir que d'une "néantisation" du monde, comme si le sujet s'absentait du réel (2). Cette théorie est aujourd'hui remise en cause par les auteurs, issus de toutes les disciplines, qui s'intéressent aux relations entre la littérature et la vie: l'anthropologue Michèle Petit (L'Art de lire ou comment résister à l'adversité, 2008), des chercheurs en littérature tels Marielle Macé (Façons de lire, manières d'être, 2011) et Antoine Compagnon (La littérature pourquoi faire?, 2007), la romancière R. Detambel..., tous soulignent que nos lectures ne sont pas hors de la vie, mais reliées à elle par une multiplicité de liens. Du lecteur à l'oeuvre - et réciproquement -, , des images, des formes, des histoires circulent et se fécondent (tout comme elles peuvent aussi laisser indifférent).
Le premier fil qui relie la littérature et la  vie, c'est le langage. un roman, un poème, sont autant de réserves d'expressions pour affronter le monde. En ce sens, la littérature nous offre une "éducation sensible" explique R. Detambel. "Elle définit une nouvelle attention à la vie humaine ordinaire, avec la perception de ses détails, ses nuances, ses subtilités et ses différences." De l'humble "plat de poisson frits" auquel le poète Francis Ponge donne  une dignité  poétique, jusqu'au grands émois humains comme l'amour  ou le désespoir, les écrivains nous désignent l'ensemble des choses, minuscules ou magistrales, qui sont susceptibles d'affecter nos existences. Ils mettent des mots et des métaphores sur le concret, le détail, l'ambivalence, le mouvement, l'usure, apportant des échos à "tout ce que nous avons vécu de façon obscure, confuse et qui quelque fois  se révèle, s'explicite de façon lumineuse et se transforme grâce à une histoire, un fragment, une simple phrase" (R. Detambel), saurions-nous apprécier les étoiles si des poètes, avant nous, ne nous en avaient désigné la beauté? Aurait-on aimé de la même façon sans des strates  séculaires de discours amoureux (mythes, contes, romans, chansons...)?
"Notre espèce semble être scrupuleusement tenue en laisse par le  besoin d'une régurgitation linguistique de son expérience (...) observe Pascal Quignard (3). La vie se charge , à certains moments, de réactiver des morceaux de textes lus ou entendus; ils servent d'équipement, parfois de bouée de sauvetage. le narrateur d' A la recherche du temps perdu ne regarde le couchant qu'à travers le prisme d'un fragment des  Fleurs du mal  de Charles Baudelaire: " Le soleil rayonnant sur la mer." Jorge Semprun raconte comme la récitation de poèmes l'a sauvé de la folie et de la mort dans les camps de concentration. Sartre témoigne de ces mots dont l'obscurité l'a nourri: " Apocope, chiasme, parangon, cent autres Cafres impénétrables et distants (9) (...)? Ces mots durs et noirs, je n'en ai connu le sens que dix ou quinze ans plus tard et , même aujourd'hui, ils gardent leur opacité: c'est l'humus de ma mémoire (4)

Un accès au monde
Matériau sensible, le roman constitue simultanément une voie d'accès privilégiée à la complexité des êtres, des situations et des idées. "La vérité est que les chefs-d'oeuvre du roman contemporain en disent beaucoup plus long sur l'homme et sur la nature que de graves ouvrages de philosophie, d'histoire et de critique", assurait déjà Emile Zola (5). Non tant que le roman nous informe d'une situation historique ou sociologique, mais parce qu'il nous y  embarque. les Anglo-Saxons utilisent un mot qui dit bien la singularité du savoir romanesque: "insight" désigne la pénétration, la compréhension de l'intérieur de l'objet étudié. dans  La Fille de l'Est (2014), par exemple, magnifique roman de Clara Uson, nous découvrons l'histoire d'Ana Mladic, la fille du général serbe Ratko Mladic, responsable direct d'atrocités commises pendant la guerre de Bosnie. ana Mladic s'est suicidée en mars 1994, à l'âge de 23 ans, avec le pistolet de son père. ce roman, fort bien documenté, offre une plongée dans l'une des plus grandes tragédies de l'histoire européenne récente et une compréhension bouleversante du phénomène  nationaliste. mais ce n'est pas un essai ni une biographie; ce sont précisément des libertés prises par l'auteure - et tout ce qu'elle y a mis de sa propre compréhension du monde et de l'humain - qui donnent à cette histoire un puissant pouvoir de symbolisation. Elles permettent au lecteur de pénétrer une conscience, une époque, un territoire déchiré, de s'insérer dans une bande de jeunes amis, de suivre les méandres de leurs vies, avec leurs doutes, leurs passions et leurs errances personnelles...
La littérature nous met aussi en contact avec des modèles d'humanité par rapport auxquels nous pouvons nous situer, soulignent des philosophes comme Martha Nussbaul ou Sandra Laugier. Elle nous permet d'endosser des identités alternatives, de tester de nouvelles manières d'être et d'agir. C'est ce sens quelle nous enseigne, écrit Pierre Bouveresse, " à regarder et à voir beaucoup plus de choses que nous le permettrait à elle seule la vie réelle - là où nous sommes tentés un peu trop tôt et un peu trop vite de penser (6). Jean-Marie Schaeffer, qui s'appuie sur les travaux des cognitivistes, va plus loin: en lisant certains épisodes littéraires, le lecteur ressent les mêmes émotions et active mêmes états mentaux que s'il les vivait réellement... En ce sens, il en acquiert les bénéfices sans en encourir les dangers. la fiction a le pouvoir d'élargir le monde, en y introduisant de l'ailleurs et de l'altérité.

Ecrire sa propre histoire
Cette expérience aide-t-elle à mieux vivre? Les grands lecteurs sont-ils plus heureux que les autres, ou du moins mieux armés pour conduire leur existence?
Partant de cette question, M. Petit, chercheur au CNRS, a recueilli les souvenirs de lectures d'enfants et d'adultes issus de milieux populaires. son enquête, résumée dans Éloge de la lecture. la construction de soi (2002), montre à quel point les livres peuvent aider à se construire soi-même. Comment? En offrant une terre d'exil quand le quotidien se montre trop rude ou inhospitalier, en permettant d'apprivoiser la langue - notamment chez les enfants issus de l'immigration - et de dompter les peurs, en fournissant les réponses que d'autres vivants ont trouvées aux questions qui nous hantent. En donnant, surtout, la force de conquérir une position de sujet au lieu de n'être qu'un objet du discours des autres. Si les livres émancipent, c'est parce qu'ils insufflent l'envie de sortir de chez soi: quitter l'espace domestique (pour les filles), la cité (pour les garçons) s'affranchir des normes imposées par son milieu ou par sa bande, écrire sa propre histoire. "L'essentiel est là, peut-être, souligne l'anthropologue:  la découverte qu'il existe autre chose, un espace "en dehors", "au-delà", un ailleurs, et donc qu'il est possible de sortir, devenir autre chose, prendre une part active à son destin, plutôt que d'être seulement l'objet des discours et des décisions des autres."
Devenir  quelqu'un et écrire sa propre histoire: c'est aussi le thème du livre plus théorique de M. Macé. Cette chercheuse en littérature s'appuie sur la notion d'individuation, issue des science sociales. La littérature ne rend pas plus heureux au sens où elle délivrerait des recettes de mieux-vivre, ni meilleur en nous prescrivant des modèles de conduite. Mais elle peut  aider à trouver son rythme, son propre style d'existence. La littérature offrirait ainsi en dernière instance des "puissances de façonnement", souligne cette auteure, pour qui  l'identité personnelle est toujours en construction, instable, non finie, infinie. A mille lieues de la prescription médiatique "be yourself", qui  suppose une identité conquérante, l'identité travaille sans fin, vulnérable et volatile, au contact de nos expériences, de nos rencontres, de nos rêves. C'est dans ce processus que les livres et les fictions s'immiscent et germinent.
Certains livres nous révèlent, d'autres nous changent. d'autres nous tombent des mains, ils n'étaient pas pour nous, ou pas à ce moment-là. d'autres encore sommeillent en nous. Tous contiennent un ferment de régénération. Qu'est-ce qu'une vie de lecteur? Non pas un exil doré, mais "une variation sans paix de l'individu sur ses propres possibilités, sur ses limites et ses capacités (8).

(1) Jean-Louis Fabianni et Fabienne Soldini, Lire en prison. Une étude sociologique. BPI, 1995
(2) Jean-Paul Sartre.  L'imaginaire,1940, rééd. Gallimard, coll "Folio", 1986.
(3) Entretien avec Pascal Quignard, "La déprogrammation de la littérature" Le débat, n°54, mars-avril 1989.
(4) Jean-Paul Sartre,  Les mots, 1964, rééd. Gallimard, coll "Folio", 2006.
(5) Emile Zola.  ILe Naturalisme au théâtre: les théories et les exemples, 1881, rééd. Hachette/BnF, 2012, et  Le roman expérimental,  1881, rééd. Hachette/BnF, 2012.
(6) Jacques Bouveresse, "La littérature, la connaissance et la philosophie morale", in Sandra Laugier (dir), Ethique, littérature, vie humaine,  Puf, 2006.
(7) Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction?,  Seuil, 1999.
(8) Marielle Macé. Façons de lire, manières d'être, Gallimard, 2011.
(9) Apocope : chute d'un ou plusieurs phonèmes à la fin du mot par suite d'une évolution phonétique ou d'un abrègement (par exemple cinéma[tographe], métro[politain].
Chiasme: Disposition en ordre inverse de deux phrases syntaxiquement identiques, formant une antithèse ou constituant un parallèle. (Exemple: un roi chantait en bas, en haut mourait un Dieu). En sculpture, opposition diagonale entre les membres inférieurs et les membres supérieurs du modèle.
Parangon : littéraire: modèle, type accompli: un parangon de vertu.
Cafres : Relatif à un peuple d'Afrique australe

Tolstoï à l'hôpital
Mouvement fraîchement débarqué en France, la bibliothèque promeut la lecture dans les hôpitaux, dans les maisons de retraites, en soin palliatifs... ou tout simplement chez soi quand le moral est en berne. L'une de ses principales animatrices, Régine Detambel, s'oppose aux pratiques anglo-saxonnes, qui reposent sur la prescription d'ouvrages de développement personnel, et défend en France une "bibliothèque créative" appuyée sur des textes forts et plurivoques, et donc sur l'imaginaire du lecteur. C'est ce travail d'appropriation et d'interprétation qui aurait des effets curatifs. "La lecture reste le dernier lieu de liberté qui nous appartient: personne ne peut savoir comment le lecteur interprète ses lectures", explique-t-elle. Alors, vous prendrez bien un peu de Tolstoï après dîner?   Héloïse Lhérété

A lire:
Les livres prennent soin de vous. Régine Detambel, Actes Sud, 2015.



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