Sous l'abat-jour

    Si l'on ne veut pas être un jouet dans les mains de n'importe quel gamin, et la risée de n'importe quel fou, il faut commencer par appliquer cette règle: "Ne pas se déboutonner !" [...] Le ton juste vis-à-vis d'eux, c'est l'ironie. Mais une ironie dénuée de la moindre affectation, placide, ne se trahissant en rien. Il ne faut pas qu'elle vise directement la personne avec qui l'on parle. je considère à chaque fois comme une victoire personnelle de ne pas avoir dérogé de ce ton. Il faut s'habituer à absolument tout entendre, même les choses les plus insensées, avec une parfaite placidité, tout en considérant l'insignifiance de la personne qui parle et de son opinion, et en se gardant de toute polémique. Si tel est le cas, c'est avec un sentiment d'autosatisfaction qu'on repensera ultérieurement à cette scène. Il convient de garder constamment le regard porté sur l'ensemble. Si l'on s'arrête aux aspects individuels, on se perd facilement et n'acquiert qu'une vision erronée des choses. On ne pourra jamais se faire une idée globale du cours d'un fleuve à partir de l'une ou l'autre de ses courbes. le succès ou l'insuccès de l'instant et l'impression qu'ils font, il ne faut pas en tenir compte. Du comportement que les autres ont vis-à-vis de nous, nous ne  devrions surtout pas apprendre et déduire qui nous sommes, mais qui ils sont eux. Si nous prenons les choses ainsi, nous pourrons observer froidement leur comportement, si nous faisons l'inverse, non. Dans une conversation à deux, chacun s'emploie habituellement à trouver un moyen de se moquer discrètement de l'autre. C'est pourquoi à chaque instant de froide raison, on repensera avec un sentiment de triomphe à chaque instant d'ironie, et avec un sentiment de honte à chaque épanchement. Il ne faut jamais céder à l'envie de parler pour le plaisir de parler, car la loquacité tourne en franche sincérité. Pour s'en convaincre, il suffit d'observer à quel point la mine de l'interlocuteur change selon qu'il nous écoute ou selon qu'il nous parle. Arthur Chopenhauer. L'art de se connaître soi-même. P; 76. Rivages poche. 2014