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samedi 10 janvier 2015

Samedi 10 janvier :
Hurbinek n'était rien, c'était un enfant de la mort, un enfant d'Auschwitz. Il ne paraissait pas plus de trois ans, personne  ne savait rien de lui, il ne savait pas parler et n'avait pas de nom: ce nom curieux d'Hurbinek lui venait de nous, peut-être d'une des femmes qui avait rendu de la sorte le son inarticulé que l'enfant émettait parfois. Il était paralysé à partir des reins et avait des jambes atrophiées, maigres comme des flûtes, mais ses yeux, perdus dans un visage triangulaire et émacié étincelaient terriblement vifs, suppliants, affirmatifs, pleins de la volonté de briser ses chaînes, de rompre les barrières mortelles de son mutisme. La parole qui lui manquait, que personne ne s'était soucié de lui apprendre, le besoin de la parole jaillissait de son regard avec une force explosive ; un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui jugeait, que personne d'entre nous n'arrivait à soutenir tant il était chargé de force et de douleur.
Hurbinek qui avait trois ans, qui était peut-être né à Auschwitz et n'avait jamais vu un arbre, Hurbinek qui avait combattu comme un homme  jusqu'au dernier souffle pour rentrer dans le monde des hommes dont une puissance bestiale l'avait exclu ; Hurbinek le sans-nom dont le minuscule avant-bras portait le tatouage d'Auschwitz, Hurbinek mourut les premiers jours de mars 1945, libre mais non racheté ; il témoigne à travers mes paroles.Primo Lévi,  La Trève, Grasset, 1988, p.25.

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