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jeudi 24 avril 2014

Pour illustrer le bon usage du français avec des citations littéraires, comme le fait encore le grammairien Maurice Grevisse, il faut croire que, par l'entremise des écrivains, la beauté régit la langue et que le style n'est pas un enjolivement gratuit mais, comme le soutenait Proust, une qualité de la vision. Cette foi s'estompe. a l'ère des droits humains et des sciences de l'homme, toute les statues sont déboulonnées. Corneille et Racine descendent de leur piédestal, on ne salue plus la grâce ou la jeunesse de leurs alexandrins car, pense-t-on, tous les discours, toutes les formulations se valent, à charge pour le grammairien devenu linguiste d'homologuer les plus fréquents. Légiférer, c'est légaliser le fait accompli. désormais, les nouveaux Grevisse ne forment pas un tribunal mais une chambre d'enregistrement; Ils n'indiquent plus la marche à suivre ; se gardant bien de faire la police, ils accompagnent, tout sourires, l'évolution de la langue. Au lieu, comme autre fois, de soumettre l'expression orale aux règles du bien écrire, ils entreprennent de l'arracher à l'emprise mortifère des puristes: la pratique majoritaire désormais constitue la norme. A ceux qui s'interrogent anxieusement sur la valeur du changement, ils répliquent allègrement que la valeur réside dans le changement lui-même et que la fin d'un monde n'est pas la fin du monde mais l'aube d'une vie nouvelle. Il ne saurait y avoir, pour ces optimistes à tous crins, de débâcle syntaxique ou d'appauvrissement lexical. le processus en cours peut bien enterrer le subjonctif, abandonner les liaisons, raréfier les mots, généraliser, du sommet de l'Etat au café du Commerce en passant par la salle des profs, le redoublement infantile du sujet ("La France, elle a plein d'atouts" ; "La crise, elle est loin d'être finie" ; "Les gamins, ils galèrent et personne ne bouge"), l'idéal n'est jamais bafoué puisque l'idéal, c'est le processus lui-même.
L'enseignement littéraire, il est vrai, n'a pas disparu. Quelques lieux demeurent où, plutôt que d'annexer les classiques à l'esprit du temps, on les étudie pour eux-mêmes, avec autant d'érudition que de passion. Mais, comme le souligne  admirablement Péguy dans Les Suppliants parallèles, "il y a un abîme pour une culture [...] entre figurer à son rang linéaire dans la mémoire et dans l'enseignement de quelques savants et dans quelques catalogues de bibliothèques, et s'incorporer au contraire, par des études secondaires, par des humanités, dans tout le corps pensant et vivant, dans tout le corps sentant de tout un peuple, [...] dans tout le corps des artistes, des poètes, des philosophes, des écrivains, des savants, des hommes d'action, de tous les hommes de goût, [...] de tous ces hommes en un mot qui formaient un peuple cultivé, dans le peuple, dans le peuple au sens large". Ce peuple n'existe plus. On peut même dire que le dernier clou a été planté sur son cercueil, le 20 mars 2013, par la ministre française de l'Enseignement supérieur lorsqu'elle a déclaré, pour justifier la fin du monopole de la langue nationale dans les cours, examens, mémoires et thèses: "Si nous n'autorisons pas les cours en anglais, nous n'attirerons pas les étudiants des pays émergents comme la Corée du Sud et l'Inde. Et nous nous retrouverons à cinq à discuter de Proust autour d'une table, même si j'aime Proust." Cinq, dit-elle, alors même que près de 80% des jeunes aujourd'hui obtiennent un baccalauréat. L'école "ouverte" n'a donc pas cultivé le peuple, elle a eu raison du peuple cultivé. Une nouvelle société a vu le jour. et si nous voulons savoir comment cette société pense et quelle langue elle parle, écoutons la présidente des "Marianne de la diversité", une association crée, comme son nom l'indique, pour encourager et promouvoir l'émergence de talents féminins dans la France plurielle: "Compte tenu de notre histoire, de notre passé, de notre logiciel, nous sommes en capacité de  refonder notre modèle républicain et de le rendre plus égalitaire et plus attentif aux faibles, aux minorités. C'est un devoir de responsabilité si nous voulons que le vivre et faire ensemble ait un sens." La Marianne du XXIe siècle pousse si loin le souci des humbles qu'elle lui a immolé le peuple cultivé, et elle a fait remplacer le vieux génie de la nation par un logiciel flambant neuf car la réalité n'existe pour elle que comme programme et la langue comme message ou comme information. Rien ne reste du reste qui, autrefois, était littérature.
Le fonctionnalisme règne donc et il conduit à l'uniformité. Une fois le verbe réduit à un véhicule, à un moyen d'information et de communication, tout le monde en vient à emprunter le plus confortable. Rien ne distingue entre eux des locuteurs qui ne parlent que pour se faire comprendre. Dès lors que dans le signe on ne perçoit plus que le signifié, "le divers décroît" et c'est la fin progressive des niveaux de la langue. Symptôme criant de cette disparition: le sous-titrage systématiquement scatologique des films en version originale. "Boring"  n'est jamais que par "chiant" et  "in trouble" par "dans la merde". Qu'ils soient millionnaires ou prolétaires, financiers ou travailleurs saisonniers, les Anglais et les Américains d'aujourd'hui font un usage immodéré de "shit" et de "fuck" sans jamais craindre que retentisse à leurs oreilles le proverbial "shocking ! "  des siècles antérieurs, mais quand il arrive encore à quelques originaux évadés d'un roman de Jane Austen ou de henry James de dire qu'ils s’ennuient, qu'ils sont contrariés ou qu'ils ont le vague à l'âme, nous les attirons aussitôt dans la mer d'excréments où nos malheurs ont élu domicile. Les digues élevées par la politesse contre le déferlement de la matière ont été emportés. Voici que l'animatrice de la météo sur une chaîne de télévision renommée, et imitée partout pour son impertinence, annonce qu'il pleuvra en plein mois de mai sur le festival de Cannes par ces mots: "Un temps de merde." La merde envahit tout, le ciel, la terre, la famille, l'école, le bureau, les transports - elle est l'un des fleurons de ce que Renaud Camus appelle, par antiphrase, "le répertoire des délicatesses du français contemporain". Mais nul ne semble incommodé car nous parlons sans nous entendre. Des mots, le logiciel social ne se représente pas ce qu'ils désignent, seulement ce qu'ils veulent dire. Il enregistre donc sans broncher la mise en exergue par le journal Libération de cette maxime de l'escrimeur français Gauthier Grumier, sélectionné pour les jeux olympiques de Londres en 2012: "En chier, jusqu'à la perfection." Alain Finkielkraut L'identité malheureuse Stock p. 154

"Il faut avancer avec la caravane humaine ou crever dans le désert du temps" Pierre Elliot Trudeau cité dans  L'identité malheureuse  d'Alain Finkielkraut Stock p. 167.

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